lundi 9 janvier 2012

LES AVALANCHES TRANQUILLES D’AARON CLARKE

Voilà bien apparemment l’erreur suprême: vouloir à tout prix mettre des mots sur des images, des images sur des mots. Mais c'est pourtant ce qui brouille la perception de la réalité. Mais pour cela il faut parvenir à une dissolution rêvée de ses contours. Bref cette erreur devient non seulement possible mais nécessaire lorsqu’elle est soumise - comme le propose Aaron Clarke -  à une stratégie particulière et sous l’effet d’une poésie double. Celle des images de cet artiste, celles des poètes qu’il invite.  Dès lors les images font ce que les mots ne font pas. Les mots les plus précis sont toujours et contrairement à ce qu’on pense  plus faux-fuyants. Ils  piègent et font monter le sang à la tête. 

Dès lors pourquoi se convaincre à penser que notre perception est le monde des mots. C’est une vieille idée des clercs et de leur rationalité. L’image leur fait peur. C’est vieux comme le monde, comme le langage: l’image leur échappe car elle ne peut se baliser comme les mots et leur loi. Certes il y a des images formatées et des mots qui échappent au pur logos. Néanmoins il convient de s’accrocher à l’idée de la suprématie de l’image sur les mots quand il s’agit du sens et de celle des mots sur les images lorsqu’il s’agit des sens. 

La littérature – Aaron Clarke l’a compris -  est  par principe lit & rature, non-sens vagissant. Seul l’image lui donne direction. Malgré sa fixité les images de l’artiste imposent la sensation d’un mouvement. Elles forment le phénomène optique d’un champ de force où se confronte l’image (collages, découpages, peintures, coulages, dessins) comme espace et fond en perpétuel devenir sur le corps du texte. L’enjeu porte à la fois sur le désir de peindre et/ou d’écrire et son impossibilité. Celle-ci - ou tout au moins l’« insatisfaction » d’un possible tronqué -  provoque pourtant son résultat et charge le support-page d’alluvions colorées. Si bien que les livres d’Aaron Clarke deviennent les plus beaux abrégés d’anti philosophie. 

On comprend en conséquence la difficulté de raccrocher l’artiste  à une mouvance précise. Et c’est parfait. Il n’a rien à revendiquer d’un mouvement ni d’un maître. Il faut laisser l’artiste tel qu’il est : dans son individualité, sa singularité. D’autant que sa singularité n’est pas repli individualiste. Le plasticien en appelle à des ouvrages à quatre mains car chacun de leur propriétaire de celles-ci possède sa propre procédure d’appel. Cela lui permet d’élaborer des œuvres qui échappent à tout pouvoir unique de l’un ou de l’autre des impétrants. L’image n’est pas illustration du texte, ce dernier  n’est pas plus un ornement. La singularité n’affleure donc que dans ce contrat implicite qui fait que chaque livre devient comparable à la rose de Celan : « la fleur de l’avalanche tranquille ».

Aaron Clarke crée une esthétique qui n’exige pas de réponse précise. Toute esthétique qui en exigerait une irait d’ailleurs à l’échec : « Comment en effet expliquer la nuit à la nuit puisqu’on ne peut emprunter les chemins de la foudre ?  écrivait François Jaqmin. Et l’artiste pourrait faire sienne cette affirmation. Tout ce qu’on peut espérer pour expliquer la nuit à la nuit c’est la trahir par la création d’une aube ou d’un crépuscule comme le propose l’artiste et ses invités.

Son travail fait reculer les choses que la sagesse prétend éclairer.  Et son parcours peut paraître à certains comme un accroissement de nulles parts. Il n’aboutit qu’à son propre passage. Mais c’est ce qui en fait le charme et l’importance. Cette errance plastique et poétique est donc essentielle. Elle  plonge dans des mondes que le monde – de l’art comme de la poésie - évite de connaître. On aime donc ces œuvres. Elles possèdent l’épaisseur essentielle : celle d’une hallucination. C’est pourquoi chacune  d’elles est un éclair de lucidité. Elle permet de rappeler qu’il n’existe pas plus d’identité que de densité. Et que toute œuvre existe comme tout : sans vérité.



J-P Gavard-Perret

On peut lire les chroniques de J-P Gavard-Perret ici.
Lire aussi ce récent article de Louis Bonifassi: La bande à Armand.

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